CHAPITRE 6

 

Kristin Ortega n’était pas du genre à s’énerver.

Elle est entrée dans l’hôtel d’un pas rapide, la poche lourdement chargée de sa veste rebondissant contre sa cuisse. Puis elle s’est arrêtée au centre du hall et a regardé le carnage avec une moue.

— Vous faites souvent ce genre de trucs, Kovacs ?

— Ça fait un moment que j’attends, ai-je répliqué. Je ne suis pas de bonne humeur.

L’hôtel avait appelé la police de Bay City au moment où la tourelle se déchaînait, mais il avait fallu une demi-heure pour que les premières voitures de patrouille quittent le trafic aérien et descendent en spirale vers la rue. Je ne m’étais pas fatigué à monter dans ma chambre, puisque je savais que les flics allaient me tirer du lit de toute façon. Une fois arrivés, ils avaient décidé que je devais attendre Ortega. Un médic de la police m’a inspecté, vérifiant que je ne souffrais pas du choc. Il m’a laissé avec un spray retard pour arrêter le saignement de nez, après quoi je me suis assis dans le hall et j’ai laissé ma nouvelle enveloppe fumer quelques cigarettes du lieutenant. J’étais encore assis là, une heure plus tard, quand elle est arrivée.

— Ouais, la ville est animée la nuit, a dit Ortega.

Je lui ai tendu le paquet. Elle l’a regardé comme si je venais de lui poser une question philosophique majeure. Puis, ignorant le patch d’allumage sur le côté, elle a cherché dans ses poches et a sorti un gros briquet à essence. Elle paraissait être en pilotage automatique, son cerveau fonctionnant sans remarquer l’équipe médico-légale qui apportait du matériel supplémentaire. Enfin, elle a allumé la cigarette avant de ranger son briquet dans une poche différente de celle d’où elle l’avait sorti. Autour de nous, le hall s’était rempli de gens compétents faisant leur travail.

— Alors, a-t-elle dit en crachant la fumée au-dessus de sa tête, vous connaissez ces types ?

— Oh, lâchez-moi !

— Ce qui signifie ?

— Ce qui signifie que cela fait six heures que je suis sorti du placard, ai-je dit en entendant mon ton monter. Que j’ai parlé à exactement trois personnes depuis la dernière fois que nous nous sommes vus. Que je ne suis jamais venu sur Terre de ma vie. Vous savez tout ça. Maintenant, posez-moi des questions plus intelligentes ou je vais me coucher.

— D’accord, on se calme, a dit Ortega. (Soudain épuisée, elle s’est affalée dans le canapé en face de moi.) Vous avez dit au sergent que c’étaient des professionnels.

— Exact.

J’avais décidé de partager cette information avec la police, puisqu’ils la découvriraient eux-mêmes en faisant des recherches dans leurs fichiers.

— Vous ont-ils appelé par votre nom ?

J’ai plissé mon front, prudent.

— Par mon nom ?

— Ouais, a-t-elle continué, impatiente. Vous ont-ils appelé « Kovacs » ?

— Je ne crois pas.

— Par d’autres noms ?

J’ai dressé un sourcil.

— Comme ?

L’épuisement qui avait obscurci son visage s’est retiré brusquement et elle m’a jeté un regard dur.

— Oubliez. Nous allons visionner la mémoire de l’hôtel et nous verrons bien.

Oups.

— Sur Harlan, il faut un mandat pour cela, ai-je dit lentement.

— Ici aussi, a répondu Ortega en faisant tomber sa cendre sur le tapis. Mais ce ne sera pas un problème. Ce n’est pas la première fois que le Hendrix est accusé de dommages organiques. C’était il y a longtemps, mais les archives ont de la mémoire.

— Alors pourquoi n’a-t-il pas été fermé ?

— J’ai dit « accusé », pas « condamné ». La cour a rejeté l’accusation. Autodéfense. Bien sûr. (Elle a jeté un œil à la tourelle automatique aux pieds de laquelle l’équipe médico-légale effectuait un balayage d’émissions.) C’était une question d’électrocution dissimulée, à l’époque. Rien de comparable à ceci.

— Ouais, j’allais vous le demander. Qui a décidé d’installer ce type de matériel dans un hôtel ?

— Vous me prenez pour qui ? Un moteur de recherche ? (Ortega commençait à me regarder avec une hostilité abstraite qui ne me plaisait guère. Brusquement, elle a haussé les épaules.) J’ai survolé les archives en venant ici. Tout a été installé il y a deux cents ans, quand les guerres corpo sont devenues sanglantes. Quand les choses ont dégénéré, de nombreux bâtiments ont été reconditionnés. Bien sûr, la plupart des boîtes sont mortes dans le crash qui a suivi, et personne n’a pensé à les fermer. Le Hendrix a acquis le statut d’intelligence artificielle et s’est racheté.

— Malin.

— Ouais, d’après ce que j’ai entendu, les IA étaient les seules à avoir compris ce qui se passait. Un paquet d’entre elles a fait le grand saut à ce moment-là. De nombreux hôtels sur le boulevard sont tenus par des IA. (Elle m’a souri à travers la fumée.) C’est pourquoi personne ne reste jamais… C’est dommage, vraiment. J’ai lu quelque part qu’ils avaient autant besoin de clients que les humains ont besoin de sexe. Ça doit être un peu frustrant, non ?

— Ouais.

Un des Iroquois s’est approché. Ortega a levé les yeux vers lui avec un air qui signifiait qu’elle ne voulait pas être dérangée.

— Voilà ce que donnent les échantillons d’ADN, a dit l’Iroquois avant de lui passer la copie du vidéofax.

Ortega l’a parcourue.

— Bien, bien. Vous étiez en bonne compagnie, Kovacs. (Elle a désigné le cadavre masculin.) L’enveloppe a été enregistrée pour la dernière fois au nom de Dimitri Kadmin, plus connu sous le nom de « Dimi le Jumeau ». Un tueur professionnel de Vladivostok.

— Et la femme ?

Ortega et l’Iroquois ont échangé un regard.

— Base de registre d’Oulan-Bator ?

— Je l’ai, chef.

— On l’a, a dit Ortega en sautant sur ses pieds avec une énergie renouvelée. Excisez les piles et en route pour Fell Street. Je veux que Kadmin soit chargé en détention avant minuit. (Elle s’est tournée vers moi.) Kovacs, vous venez peut-être de nous être utile.

L’Iroquois a cherché sous sa veste et a sorti un lourd poignard aussi simplement que s’il s’agissait d’un paquet de cigarettes. Ils se sont approchés du cadavre et se sont accroupis. Les flics intéressés sont venus regarder l’Iroquois découper le cartilage dans un craquement humide. Après un instant, je me suis levé pour rejoindre le petit groupe. Personne ne me prêtait attention.

Ce n’était pas vraiment de la chirurgie biotech raffinée. L’Iroquois avait tranché une section pour avoir accès à la base du crâne et, à présent, il creusait à la pointe du couteau, essayant de localiser la pile corticale. Kristin Ortega tenait la tête à deux mains.

— Ils l’incrustent plus profondément qu’auparavant, a-t-elle expliqué. Essaie de sortir le reste de la colonne vertébrale, c’est là que tu vas la trouver.

— J’essaie, a grogné l’Iroquois. Il y a des modificateurs implantés. Un des amortisseurs dont nous parlait Noguchi la dernière fois qu’il est passé… Merde ! je pensais l’avoir !

— Non, attends, c’est pas le bon angle. Laisse-moi essayer.

Ortega lui a pris le poignard et a posé un genou sur le crâne pour l’immobiliser.

— Merde, je l’avais presque, chef.

— Ouais, ouais, je vais pas y passer toute la nuit…

Elle a levé les yeux, a croisé mon regard, puis a positionné la pointe de la lame de combat. D’un claquement sec sur la garde, elle a dégagé quelque chose avant de sourire à l’Iroquois.

— Tu as entendu ça ?

Elle a plongé les doigts dans les chairs ensanglantées et a sorti la pile entre le pouce et l’index. Elle ne ressemblait pas à grand-chose… On aurait dit un boîtier haute résistance, pour l’instant de couleur sang. Il faisait la taille d’un mégot avec les filaments des microjacks sortant à une extrémité. Je comprenais pourquoi les catholiques refusaient de croire qu’il s’agissait du réceptacle de l’âme.

— Je t’ai eu, Dimi, a dit Ortega en levant la pile à la lumière avant de la donner à l’Iroquois en même temps que le poignard. Occupez-vous de celle de la fille.

Elle s’est essuyé les doigts sur le costume du mort et s’est relevée. J’ai regardé l’Iroquois répéter la procédure sur le second cadavre.

— Vous savez aussi de qui il s’agit ? ai-je murmuré à Ortega.

Elle s’est retournée vers moi avec brusquerie, surprise ou agacée, difficile de savoir.

— Ouais. Dimi le Jumeau, deuxième version. Marrant, non ? L’enveloppe est enregistrée à Oulan-Bator, qui, pour votre information, est la capitale du marché noir de l’injection en Asie. Dimi est du genre à ne faire confiance à personne. Il aime se faire seconder par des gens sûrs. Et, dans les cercles que fréquente Dimi, la seule personne sûre, c’est lui.

— Vous avez l’air de vous y connaître. Il est facile de se faire copier sur Terre ?

— De plus en plus, a répondu Ortega avec une grimace. Une unité d’injection haut de gamme tient à présent dans une salle de bains. Bientôt, elle tiendra dans un ascenseur. Puis dans une valise. C’est le progrès.

— Sur Harlan, la seule solution est de s’inscrire pour une transmission interstellaire, de prendre une assurance pour la durée du voyage et d’annuler la transmission à la dernière minute. Il suffit ensuite de produire un faux certificat de transit, puis de demander une injection temporaire de la copie pour raison majeure. Style, le type est sur une autre planète et sa boîte est en train de toucher le fond. Première injection de l’original à la station de transmission, puis à la compagnie d’assurances. La première copie quitte la station légalement. Il a changé d’avis avant de partir. Ça arrive souvent. La seconde copie ne retourne jamais chez l’assureur pour se faire stocker. Mais c’est cher. Il faut payer beaucoup de monde et voler beaucoup de temps machine pour pouvoir réaliser un coup pareil…

L’Iroquois a glissé et s’est ouvert le doigt sur son poignard. Ortega a levé les yeux au ciel et a soupiré avant de se tourner vers moi.

— C’est plus facile ici.

— Ah oui ? Et comment ça marche ?

— C’est… (Elle a hésité, comme si elle voulait comprendre pourquoi elle me parlait.) Pourquoi voulez-vous le savoir ?

— Je suis curieux de nature, ai-je répondu.

 

— D’accord, Kovacs, a-t-elle dit en entourant sa tasse de café des deux mains. Ça fonctionne comme ça. M. Dimitri Kadmin débarque dans une des grosses compagnies d’assurances de récupération et de réenveloppement. Un groupe vraiment respectable, comme la Lloyds ou Cartwright Solar.

— Ils sont basés ici ? ai-je demandé en indiquant l’arc de lumière visible des fenêtres de ma chambre. À Bay City ?

L’Iroquois avait jeté un drôle de regard à Ortega quand elle avait décidé de rester à l’hôtel après que la police eut quitté le Hendrix. Elle l’avait envoyé balader en lui rappelant de télécharger Kadmin illico, et nous étions montés.

Elle avait à peine regardé les voitures de patrouille quitter les lieux.

— Bay City, la Côte est, peut-être même en Europe, a dit Ortega en buvant son café largement arrosé de whisky. Cela ne change rien. Seule la compagnie importe. Une compagnie établie, qui travaille depuis l’apparition de l’injection. M. Kadmin veut prendre une police de R&R et, après une longue discussion sur les avantages et les bonus, il y souscrit. Il faut que tout cela ait l’air vrai. C’est une escroquerie de haut vol… sauf qu’ici, ce n’est pas l’argent qui importe…

Je me suis appuyé contre la fenêtre. La suite Watchtower portait bien son nom. Les trois chambres surplombaient la ville et l’océan, côté nord ou ouest ; les appuis de fenêtres du salon, garnis de coussins psychédéliques, occupaient un cinquième de l’espace disponible. Ortega et moi étions assis face à face, avec un bon mètre d’espace entre nous.

— OK, c’est la première copie. Et ensuite ?

— Un accident fatal, a répondu Ortega.

— À Oulan-Bator ?

— C’est ça. Dimi s’enroule à haute vitesse autour d’un pylône ou tombe de la fenêtre de son hôtel. Un agent d’Oulan-Bator récupère la pile et, moyennant une somme considérable, en fait une copie. Là-dessus, Cartwright Solar ou la Lloyds arrivent avec leur acte de récupération. Ils transportent Dimitri dans leur banque de clones et le réinjectent dans l’enveloppe qui l’attend. « Merci beaucoup, monsieur. Nous sommes heureux d’avoir pu vous rendre service. »

— Pendant ce temps…

— Pendant ce temps, l’agent achète une enveloppe au marché noir, probablement un type en état de coma dépassé dans un hôpital local ou une victime d’overdose pas trop amochée qui disparaît avant d’être conduite à l’hosto. La police d’Oulan-Bator se fait des treizièmes mois d’enfer de cette façon. L’agent vide l’esprit de l’enveloppe, injecte la copie de Dimi et l’enveloppe sort de là comme si de rien n’était. Vol suborbital de l’autre côté de la planète et hop, au boulot à Bay City !

— Vous ne devez pas les choper souvent.

— Pratiquement jamais. Il faudrait arrêter les deux copies en même temps, morts, comme ici, ou sous le coup d’une mise en examen des NU. Sans juristes derrière, il est interdit de charger à partir d’un corps vivant. Et, s’il sent que c’est foutu, le jumeau se fait sauter la pile corticale avant que nous puissions l’arrêter. J’ai déjà vu ça.

— Plutôt dur. Quelle peine risquent-ils ?

— L’effacement.

— L’effacement ? Vous faites ça, ici ?

Ortega a acquiescé. Une moue attristée se formait autour de sa bouche. Autour, pas tout à fait dessus.

— Ouais, on le fait, ici. Cela vous choque ?

J’ai pris le temps d’y réfléchir. Certains crimes aux Corps étaient punis d’effacement, comme la désertion ou le refus d’obéissance à un ordre au combat, mais je n’avais jamais vu la peine appliquée. Elle aurait été en contradiction avec notre conditionnement. Et, sur Harlan, l’effacement avait été aboli dix ans avant ma naissance.

— C’est un peu vieux jeu, non ?

— Ce qui va arriver à Dimi vous donne mauvaise conscience ?

J’ai fait courir ma langue sur les coupures à l’intérieur de ma bouche. J’ai pensé au cercle de métal froid sur mon cou. J’ai secoué la tête.

— Non. Mais la peine n’est-elle appliquée qu’à des gens comme lui ?

— Il y a quelques autres crimes capitaux, mais les condamnations se font la plupart du temps commuer en deux cents ans de stockage.

L’expression d’Ortega montrait qu’elle n’appréciait guère cette idée.

J’ai posé mon café et pris une cigarette. Les gestes étaient automatiques et j’étais trop fatigué pour les arrêter. Ortega a refusé d’un geste le paquet proposé. J’ai posé ma cigarette sur le patch d’allumage et je l’ai regardée en plissant les yeux.

— Quel âge avez-vous, Ortega ?

Elle m’a regardé, sur la défensive.

— Trente-quatre ans, pourquoi ?

— Vous n’avez jamais été h.d., n’est-ce pas ?

— Si, j’ai subi de la psychochirurgie il y a quelques années. Ils m’y ont mise deux jours. À part ça, non. Je ne suis pas une criminelle et je ne possède pas l’argent nécessaire pour ce genre de voyage…

J’ai exhalé la première bouffée.

— Un peu susceptible sur le sujet ?

— Comme je l’ai dit, je ne suis pas une criminelle.

— Non, ai-je confirmé en pensant à la dernière fois où j’avais vu Virginia Vidaura. Si vous en étiez une, vous ne penseriez pas que deux cents ans de disparition sont une peine facile.

— Je n’ai pas dit ça.

— Vous n’en aviez pas besoin.

Intéressant. J’avais un instant oublié qu’Ortega représentait la loi. Quelque chose m’avait poussé à l’oublier. Quelque chose qui s’était accumulé dans l’espace qui nous séparait, comme une charge statique, quelque chose que j’aurais pu analyser si mes intuitions de Diplo n’étaient pas aussi atténuées dans ma nouvelle enveloppe.

Quoi que ce soit, cela venait de disparaître. J’ai rentré les épaules et j’ai tiré plus fort sur ma cigarette. J’avais besoin de sommeil.

— Kadmin est cher, non ? Vu les frais engagés et les risques, il doit coûter un max.

— À peu près vingt mille le coup.

— Donc, Bancroft ne s’est pas suicidé.

Ortega a dressé un sourcil.

— C’est un peu rapide pour quelqu’un qui vient d’arriver.

— Allez, ai-je dit en lui soufflant la fumée au visage. Si c’était un suicide, qui a pu payer vingt mille dollars pour me faire descendre ?

— Vous n’avez que des amis, c’est ça ?

— Non, ai-je répondu en me penchant en avant. On ne m’aime pas dans de nombreux endroits, mais aucun de mes ennemis n’a les contacts ou l’argent nécessaires pour engager ce genre de mercenaire. Je ne suis pas assez classe pour me faire des adversaires de ce niveau. Celui qui a envoyé Kadmin à mes trousses sait que je travaille pour Bancroft.

Ortega a souri.

— Je croyais qu’ils ne vous avaient pas appelés par votre nom.

Tu es crevé, Takeshi. Je pouvais presque voir Virginia Vidaura agiter son doigt vers moi. « Les Corps diplomatiques ne se laissent pas démonter par les agents des forces de police locales… »

Je m’en suis sorti aussi bien que possible.

— Ils savaient qui j’étais. Un type comme Kadmin ne traîne pas dans les hôtels pour agresser les touristes. Ortega, allons…

Elle a laissé mon exaspération se fondre dans le silence avant de me répondre.

— Bancroft s’est peut-être fait tuer. Et alors ?

— Vous devez rouvrir l’enquête.

— Vous n’écoutez pas quand les gens parlent, Kovacs, a-t-elle répondu avec un sourire destiné à arrêter net des hommes armés. L’enquête est close.

Je me suis appuyé de nouveau contre le mur et je l’ai regardée à travers la fumée de la cigarette.

— Vous savez, quand votre équipe de nettoyage est arrivée tout à l’heure, l’un des gars m’a montré son badge assez longtemps pour que je le voie. C’est joli, en gros plan. Cet aigle et ce bouclier. Et le message autour. (J’ai tiré une nouvelle taffe avant d’enfoncer les banderilles.) « Protéger et servir. » Je suppose qu’au moment de passer lieutenant, on en a trop vu pour y croire encore…

Contact. Un muscle a sauté sous son œil et ses joues se sont creusées comme si elle suçait quelque chose d’amer. Elle m’a regardé et, l’espace d’un instant, j’ai cru que j’étais allé trop loin.

— Ah, lâchez-moi ! Qu’est-ce que vous y connaissez, de toute façon ? Bancroft n’est pas comme vous et moi. C’est un putain de Math.

— Un « Math » ?

— Ouais. Un Math. Vous savez, « et chaque jour de Mathusalem faisait neuf cent soixante-neuf ans ». Il est vieux. Je veux dire, vraiment vieux.

— Est-ce un crime, lieutenant ?

— Ça devrait l’être, a répondu sombrement Ortega. Quand on vit aussi vieux, on change. On commence à avoir la grosse tête. Et, pour finir, on se prend pour Dieu. Soudain, les petites gens, de trente ou quarante ans, ne sont plus importants. Vous avez vu des sociétés naître et mourir… Vous vous sentez extérieur à la vie. Plus rien ne compte. Et vous écrasez ces petites gens, comme vous auriez cueilli les fleurs qui se trouvent à vos pieds…

Je l’ai dévisagée.

— Vous avez déjà arrêté Bancroft ?

— Je ne parle pas de Bancroft, a-t-elle répondu en écartant l’objection. Je parle de son espèce. Ils sont comme les IA, une race à part. Les Maths ne sont pas humains. Ils traitent l’humanité comme vous et moi traitons les insectes. Si vous êtes en contact avec la police de Bay City, ce genre d’attitude peut parfois se retourner contre vous.

J’ai pensé un instant aux excès de Reileen Kawahara et je me suis demandé si Ortega était si loin de la vérité. Sur Harlan, la plupart des gens pouvaient se permettre d’être réenveloppés au moins une fois, mais au final, à moins d’être très riche, il fallait bien finir sa vie, et la vieillesse, même avec les traitements anti sénescence, ce n’était pas évident. La deuxième fois, c’était encore pire car vous saviez à quoi vous attendre. Ceux qui avaient l’énergie pour une troisième fois n’étaient pas nombreux. Après, la plupart des gens se portaient volontaires pour le stockage, avec des enveloppements temporaires pour des questions familiales… et, bien sûr, la fréquence de ces enveloppements s’affaiblissait au fil du temps et de l’arrivée des nouvelles générations.

Seul un certain type de personnes veut continuer, vie après vie, enveloppe après enveloppe. Il faut être différent, ne jamais se demander comment on change au fil des siècles.

— Donc, Bancroft se fait baiser parce que c’est un Math. « Désolé, Laurens, vous n’êtes qu’un vieil enfoiré arrogant. La police de Bay City a d’autres choses à faire que de vous prendre au sérieux. »

Mais Ortega ne mordait plus à l’hameçon. Elle a vidé son café et fait un geste pour couper court à la discussion.

— Écoutez, Kovacs. Bancroft est en vie et, quels que soient les résultats de l’enquête, il a assez de personnel de sécurité à ses ordres pour le rester. Personne ici ne va souffrir si la justice est mal rendue. Le département de la police manque de fonds, nous n’avons pas assez de personnel et nous sommes tous surchargés de travail. Nous n’avons tout simplement pas assez d’argent et d’hommes pour traquer indéfiniment les fantômes de Bancroft.

— Et si ce n’étaient pas des fantômes ?

— Kovacs, a soupiré Ortega. Je me suis rendue trois fois sur place en compagnie de l’équipe médico-légale. Il n’y a aucune trace de lutte, aucune pénétration dans le périmètre de défense et aucune trace d’un intrus dans les enregistrements du système de sécurité. Miriam Bancroft s’est portée volontaire pour passer tous les examens polygraphes existants et elle les a tous obtenus avec mention. Elle n’a pas tué son mari, personne n’a pénétré dans la maison. Laurens Bancroft s’est suicidé pour des raisons qui lui sont propres, et c’est tout. Je suis navrée que vous ayez comme devoir de prouver le contraire, mais les bons sentiments ne vont pas changer la réalité. C’est un cas classique de fermeture de dossier.

— Et le coup de téléphone ? Le fait que Bancroft n’ait aucune raison de se suicider avec un esprit stocké à distance ? L’intervention de Kadmin ?

— Je ne vais pas discuter avec vous, Kovacs. Nous allons interroger Kadmin et découvrir ce qu’il sait mais, quant au reste, j’ai déjà eu cette conversation une bonne centaine de fois et elle commence à m’ennuyer. Il y a des gens qui ont plus besoin de nous que Bancroft. Des victimes de vraie mort qui n’avaient pas la chance d’avoir un stockage à distance quand leur pile corticale a explosé. Des catholiques qui se font massacrer parce que leurs meurtriers savent que leurs victimes ne sortiront jamais de stockage pour les faire arrêter. (La fatigue se faisait sentir sur le visage d’Ortega tandis qu’elle continuait la liste en comptant sur ses doigts.) Les victimes de dommages organiques qui n’ont pas assez d’argent pour se faire réenvelopper, à moins que l’État prouve la culpabilité de quelqu’un. Je suis confrontée à ce genre de problèmes dix heures par jour ou plus… alors, navrée, mais je n’ai pas de sympathie à gaspiller pour M. Laurens Bancroft, ses clones au frigo, ses contacts haut placés et ses avocats qui nous sortent des tours de magie juridiques dès qu’un membre de sa famille ou de son équipe veut éviter de nous parler…

— Ça arrive souvent ?

— Assez. N’en soyez pas surpris, a-t-elle répondu avec un sourire triste. C’est un putain de Math. Tous les mêmes.

C’était un côté d’Ortega que je n’aimais pas, une discussion que je ne voulais pas avoir et une vision de Bancroft dont je n’avais pas besoin. En plus de tout ça, mes nerfs me hurlaient d’aller me coucher.

J’ai écrasé ma cigarette.

— Je pense que vous devriez partir, lieutenant. Tous ces préjugés me font mal à la tête.

Quelque chose s’est allumé dans ses yeux, quelque chose qu’il m’était impossible de lire. Une seconde, puis hop ! terminé ! Elle a haussé les épaules, a reposé sa tasse de café et s’est levée. S’étirant, elle a arqué sa colonne vertébrale jusqu’à ce qu’elle craque et s’est éloignée sans même regarder en arrière. Je suis resté où j’étais, observant son reflet se déplacer au milieu des lumières de la ville.

À la porte, elle s’est arrêtée et je l’ai vue tourner la tête.

— Eh, Kovacs…

— Vous avez oublié quelque chose ?

Elle a penché la tête, une moue sur les lèvres, comme si elle venait de perdre un point dans la partie que nous jouions.

— Vous voulez un renseignement ? Vous voulez un point de départ ? Vous nous avez donné Kadmin, je crois que je vous dois bien ça.

— Vous ne me devez rien, Ortega. C’est le Hendrix qui les a descendus, pas moi.

— Leïla Begin, a-t-elle dit. Parlez-en aux avocats de Bancroft, pour voir où ça vous mène.

La porte s’est refermée et le reflet de la chambre n’a plus montré que les lumières de la ville sous mes pieds. Je les ai regardées un moment, j’ai allumé une nouvelle cigarette et je l’ai fumée jusqu’au filtre.

Bancroft ne s’était pas suicidé, c’était clair. J’étais sur l’enquête depuis moins d’une journée et j’avais déjà deux groupes de pression sur le dos. Kristin Ortega et ses gros bras en uniforme, et le tueur de Vladivostok et son enveloppe de rechange. Et puis il y avait l’attitude décalée de Miriam Bancroft. Cela faisait trop de boue dans la mare pour que tout soit aussi clair qu’on tentait de me le faire croire. Ortega voulait quelque chose, celui qui avait payé Kadmin voulait aussi quelque chose, et ce qu’ils voulaient, manifestement, c’était que l’enquête Bancroft reste close.

Je ne pouvais me le permettre.

— Votre invitée a quitté le bâtiment, a dit le Hendrix, en me sortant de mon introspection.

— Merci, ai-je dit d’un air absent en écrasant la cigarette dans le cendrier. Pouvez-vous verrouiller la porte et bloquer l’ascenseur ?

— Certainement. Souhaitez-vous être prévenu de toutes les entrées dans l’hôtel ?

— Non, ai-je dit en bâillant comme un serpent gobant un œuf. Ne les laissez pas monter ici, c’est tout. Et pas d’appels pendant les prochaines sept heures et demie.

Brusquement, l’épuisement m’a envahi, au point qu’enlever mes vêtements m’a paru presque insurmontable. J’ai abandonné le costume estival de Bancroft sur une chaise et j’ai rampé jusqu’au grand lit aux draps écarlates. La surface du matelas a ondulé un instant, s’ajustant à ma taille et à mon poids, puis m’a porté comme de l’eau. Une légère odeur d’encens s’est élevée des couvertures.

J’ai essayé de me masturber sans conviction, des images des courbes voluptueuses de Miriam Bancroft glissant à la surface de mon esprit, mais les seules qui s’incrustaient étaient celles du corps pâle de Sarah, dévasté par les tirs de kalachnikov.

Et le sommeil m’a englouti.

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